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Béliers Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Jacques Derrida
Galilée
COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET
Béliers
© 2003, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN 2-7186-0627-4
ISSN 0768-2395
Jacques Derrida
Béliers Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Galilée
Conférence prononcée à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, à l'université de Heidelberg, le 5 février 2003.
Saurai-je témoigner, de façon juste et fidèle, de mon admiration pour Hans-Georg Gadamer ? À la reconnaissance, à l'affection dont elle est faite, et depuis si longtemps, je sens obscurément se mêler une mélancolie sans âge. Cette mélancolie, je ne la dirai pas seulement historique. Si du moins, par quelque événement encore difficile à déchiffrer, elle répondait à quelque histoire, ce serait de façon singulière, intime, presque privée, secrète, encore en réserve. Car son premier mouvement ne l'oriente pas toujours vers les épicentres de séismes que ma génération aura le plus souvent perçus, dans ses effets plutôt que dans ses causes, de façon tardive, indirecte, médiatisée, et dont Gadamer aura été, lui, l'immense témoin, voire le penseur. Non seulement en Allemagne. Chaque fois que nous parlions ensemble, il est vrai, toujours en français, plus d'une fois ici même, à Heidelberg, souvent à Paris ou en Italie, à travers tout ce qu'il me confiait avec une amitié dont 9
la chaleur m'a toujours honoré, ému et encouragé, j'avais le sentiment de mieux comprendre un siècle de pensée, de philosophie et de politique allemande - et non seulement allemande. Cette mélancolie, la mort l'aura changée sans doute - et infiniment aggravée. Elle l'aura scellée. À jamais. Mais sous l'immobilité pétrifiée du sceau, dans cette signature difficile à lire mais de quelque façon bénie, j'ai du mal à discerner ce qui date de la mort de l'ami et ce qui l'aura depuis si longtemps précédée. La même mélancolie, une autre mais la même aussi, avait dû m'envahir dès notre première rencontre, à Paris, en 1981. Notre discussion avait dû commencer par une étrange interruption, autre chose qu'un malentendu, une sorte d'interdit, l'inhibition d'un suspens. Et la patience d'une attente indéfinie, d'une épokhè qui retenait le souffle, le jugement ou la conclusion. Je restai alors, moi, bouche bée. Je lui parlai fort peu, et ce que je dis alors ne s'adressait qu'indirectement à lui. Mais j'étais sûr qu'un étrange et intense partage avait commencé. Un partenariat peut-être. Je pressentais que ce qu'il aurait sans doute appelé un « dialogue intérieur » se poursuivrait en chacun de nous, parfois sans mot, immédiatement en nous-mêmes ou indirec10
tement, comme cela se confirma dans les années qui suivirent, de façon cette fois fort studieuse et éloquente, souvent féconde, à travers un grand nombre de philosophes qui dans le monde, en Europe mais surtout aux Etats-Unis, ont tenté de prendre en charge et de reconstituer cet échange encore virtuel ou retenu, de le prolonger ou d'en interpréter l'étrange césure.
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En parlant de dialogue, je me sers ici d'un mot dont j'avoue qu'il restera longtemps, pour mille raisons, bonnes ou mauvaises, dont je vous épargnerai ici l'exposé, étranger à mon lexique, comme une langue étrangère dont l'usage appellerait des traductions inquiètes et précautionneuses. En précisant surtout « dialogue intérieur », je me réjouis d'avoir déjà laissé Gadamer parler en moi. J'hérite littéralement de ce qu'il disait en 1985, peu de temps après notre première rencontre, en conclusion de son te