Du Rôle De La Phantasia Au Théâtre Et Dans Le Roman


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MARC RICHIR, FNRS, UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman IMAGINATION ET PHANTASIA Il aura fallu attendre Husserl, et prendre connaissance de ses nombreux inédits grâce à la publication de la collection des Husserliana par les soins des Archives-Husserl dont le centre est à Louvain, pour s’apercevoir qu’il y a une différence phénoménologique importante entre imagination (Einbildung, Imagination) et phantasia (Phantasie), différence dont traite le fondateur de la phénoménologie dans le volume XXIII de ladite collection 1. Bien que la différence ne soit pas toujours aussi marquée chez Husserl lui-même, nous l’avons reprise, pour notre part 2, en tentant d’en tirer un certain nombre de conséquences pour l’analyse phénoménologique, et ce, pensons-nous, dans un esprit toujours husserlien. C’est cette différence que nous allons tout d’abord réexpliquer brièvement. L’imagination: ce terme contient image, concept qui a été séculairement l’objet de bien des équivoques qui persistent jusqu’à aujourd’hui, et qui même s’amplifient dangereusement depuis le rôle social dominant que jouent les techniques audio-visuelles. L’analyse de Husserl, à nos yeux la seule tenable, consiste à dire que l’imagination est chaque fois un acte intentionnel qui vise un objet, doté d’un sens intentionnel, mais qui n’est pas là, «en chair et en os», comme un objet présent de perception. Cet objet, que Husserl nomme Bildsujet, est cependant présent dans l’acte même de visée, mais comme irréel, c’est-à-dire, non pas posé comme présent réel visé par l’acte, mais quasi-posé comme présent par et dans l’acte d’imaginer. Deux cas peuvent se présenter: ou bien l’objet est quasi-posé à travers une «image» — Husserl la nomme Bildobjekt — qui a un support physique, comme le tableau peint ou la photographie, ou bien il l’est à travers une «image» qui n’en a pas, comme dans l’exemple devenu célèbre où j’imagine l’église du Panthéon. Si nous prenons cet exemple, qui est le plus simple et permet d’économiser bien des difficultés techniques, quand j’imagine le Panthéon, c’est lui que je vise et que je vois «en esprit», et non pas son «image». La preuve en est, toujours selon ce cas célèbre, que je ne puis compter ses colonnes en 24 LITTÉRATURE N° 132 – DÉC. 2003 1. E. Husserl, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung, Hua XXIII, hrsg. vont E. Marbach, Kluwer Acad. Publish. Dordrecht, 1980. Trad. fr. par R. Kassis et J.-F. Pestureau dans la coll. Krisis, Jérôme Millon, Grenoble, 2001. 2. Dans notre ouvrage: Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. DU RÔLE DE LA PHANTASIA AU THÉÂTRE ET DANS LE ROMAN imagination, alors que je le puis si, en face de lui, je l’ai en perception. Autrement dit, il est incorrect de dire, comme on le répète souvent, que l’«image» est une «reproduction imparfaite» de la réalité, comme si je pouvais en disposer librement et effectuer sur elle des opérations (ce que je puis certes faire sur une photographie): elle est plutôt une irréalité, qui m’échappe principiellement en elle-même, mais qui est paradoxalement figurative de l’objet intentionnel visé (ici: le Panthéon). Peu y importe, pourrait-on dire, que la figuration (Darstellung) soit plus ou moins fidèle à «l’original» perceptif: l’essentiel de l’acte d’imaginer est dans son intentionnalité d’objet, et la figuration intuitive de ce dernier n’est pas ce qui y est proprement visé. C’est dire, et là réside toute la subtilité de l’analyse, que cette figuration (classiquement: l’image) joue un rôle paradoxal, tout auxiliaire si l’imagination est délibérée ou volontaire: elle n’est pas en elle-même objet intentionnel, même imaginaire, elle n’est jamais posée pour elle-même mais médiatrice d’une position (ici: quasi-position), et son irréalité lui confère à la fois le statut d’un néant (si elle était pos