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La contingence du despote Marc Richir wikipedia
Selon la vulgate universellement répandue depuis des siècles, une société sans État, c'est-à-dire sans tout l'appareil d'un Pouvoir coercitif, est une société vivant dans l'anarchie – terme qu'il faut prendre ici au sens littéral -, donc faite d'hommes sauvages, sans foi, ni loi, c'est-à-dire, finalement, n'est pas une société, mais une horde, quasi-animale, sans institution. Cela veut dire que, dans cette conception qui est plutôt une idéologie, le Pouvoir coercitif, et tout d'abord celui d'un homme par là exceptionnel, est pensé comme instituant du social. Il aura appartenu à Pierre Clastres de montrer que non seulement les sociétés sans État sont des sociétés à part entière, mais mieux encore que ce sont des sociétés contre l'État. C'est-à-dire non seulement des sociétés où la plupart des événements (naissance, passage à l'état adulte, mariage, maladies, mort), des actions et des représentations sont symboliquement codés, mais encore des sociétés, ainsi instituées, où il existe néanmoins une chefferie, un Pouvoir, mais un Pouvoir sans pensée ni moyen de coercition – certes, il y existe une éminence, celle du chef, mais pas de pré-éminence ; certes, le chef jouit de certains privilèges concernant les femmes et la richesse, mais cela, en échange de dons en paroles et en « cadeaux » aux membres du groupe, sans autre retour que la reconnaissance par celui-ci de l'éminence. Paroles qui ne sont pas des ordres auxquels il faudrait obéir, et richesses qui ne sont pas destinées à être thésaurisées, mais qui ne sont pas non plus des instruments de corruption - comme cela arrive si souvent dans
d'échange symbolique, était faite, par institution (c'est-à-dire sans que personne n'ait à « choisir »), pour conjurer l'émergence de l'un ou l'autre membre du groupe comme exerçant son emprise, donc son pouvoir (par la terreur, la séduction, ou les deux) sur les autres. C'est en ce sens, semble-t-il, que Clastres parle de sociétés « contre » l'État.
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quasi-totalement disparues, la vie sociale, donc aussi la vie politique dans ce type
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les sociétés à État. C'est comme si, dans ces sociétés, sans doute aujourd'hui
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La contingence du Despote⏐Marc Richir
Tout au contraire, les sociétés à État sont dominées par un homme – nous le nommerons Despote en entendant par là le terme intermédiaire entre le tyran (illégitime) et le roi (légitimé par la généalogie et l'institution) – exerçant, avec ses auxiliaires (courtisans, hommes de guerre) un pouvoir coercitif sur la société. L'administration de l'État suppose une accumulation des richesses qui sont prélevées, à la fois sur celles de la population par un impôt, et sur les pays voisins par des guerres qui sont le plus souvent des guerres de rapine. Et la société se partage entre les « Grands » (le Despote et son entourage) et le peuple, les « autres », ce qui n'est pas sans susciter une constante instabilité de l'État et de la société, par les rivalités, les complots, les dissidences, voire les guerres civiles, comme nous allons essayer de le montrer, au moins brièvement. C'est par une sorte de fatalité que la monarchie, le Pouvoir d'un seul, engendre toujours à terme l'anarchie. Dans cette configuration toute nouvelle de l'anthropologie politique mise en place par Pierre Clastres, le passage semble impossible des sociétés contre l'État aux sociétés à État, et il paraît même difficile, quant au principe, d'établir une priorité des unes sur les autres. Il s'agit en effet d'une configuration structurale où, s'il y a ce passage, il est certes irréversible mais ne peut avoir lieu que par la contingence. Il y a donc au moins contingence du Despote, sans qu'il faille pour autant éliminer la contingence des sociétés contre l'État – puisque l'éliminer reviendrai